Faut-il concevoir les villes de manière à favoriser le bonheur ?

Le paradis serait-il une grande ville ? En bons citadins, nous avons souvent tendance à croire que le bonheur tient à une plage déserte très loin de la cacophonie urbaine. Pourtant, les villes nous rendent plus heureux que nous ne voulons bien le croire. Au Royaume-Uni, au Brésil et en Chine, des études ont montré que les taux de dépression et de suicide sont plus bas chez les citadins que chez les habitants des campagnes. Dans une grande ville, il est plus probable de croiser des connaissances par hasard, et plus aisé de construire des réseaux sociaux étendus et de rencontrer des gens qui nous ressemblent. En d’autres termes, l’isolement social est l’ennemi du bonheur, or les villes sont de véritables tourbillons d’activités sociales.

Cela semble positif pour les villes, mais en dépit de cette bonne nouvelle, les chiffres dépeignent une triste réalité : nous sommes de moins en moins nombreux à être heureux.

Selon l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), le nombre de suicides dans le monde a augmenté de 60% au cours des 45 dernières années. Le suicide est désormais la première cause de mortalité chez les hommes de moins de 50 ans au Royaume-Uni selon CALM (la campagne contre une vie malheureuse [Campaign Against Living Miserably]).

Les taux de maladies mentales, et plus particulièrement de dépression, ont aussi considérablement augmenté dans le monde occidental urbanisé. D’après une étude menée à l’université d’Harvard, le nombre de patients diagnostiqués comme souffrant de dépression aux Etats-Unis augmente à hauteur de 20% par an, et l’OMS estime que la dépression est en voie de devenir la deuxième forme majeure de handicap dans le monde d’ici à 2020, après les maladies du cœur. Et c’est encore pire pour les personnes âgées.

Dans les pays en développement et les pays émergents comme le Brésil et la Chine, les taux de dépression et de suicide ont également augmenté, et ce malgré une urbanisation croissante.

Mais quels sont les facteurs liés à une ville et dont dépendent notre bonheur, ou notre malheur ? S’agit-il de l’accès aux ressources, à un revenu, et à la richesse matérielle ?

Il semblerait bien que non. Bien qu’il exite une forte corrélation entre dépression et suicide d’une part et chômage d’autre part aux Etats-Unis, les taux de dépression et de suicide sont au plus bas dans les pays les plus affectés par le chômage, y compris en Europe méridionale ou dans les pays d’Amérique Latine où les niveaux de revenu et de prospérité matérielle sont pourtant plus bas.

C’est peut-être dû au fait que les habitants de ces pays sont moins susceptibles de vivre dans des banlieues de style américain, isolés de leurs amis et de toute vie sociale.

Une étude intitulée « Le blues des banlieues », publiée dans Psychology Today, a montré qu’il existe un lien entre vivre dans un cul-de-sac et santé mentale. Selon cette étude, les enfants vivant dans les banlieues affluentes des Etats-Unis étaient davantage susceptibles de souffrir de dépression comparativement à ceux vivant dans le centre-ville défavorisé.

Pourquoi ? Le fait que les parents travaillent davantage et passent moins de temps avec leurs enfants est une raison possible. Une autre raison est l’isolement dans lequel ces enfants (et les adultes) vivent au sein de ces villas suburbaines construites dans le but de mettre en scène la réussite individuelle, et non de rassembler les gens.

Bill McKibben fait référence à ce phénomène dans son livre « Deep Economy », lorsqu’il écrit que les classes moyennes occidentales sont devenues tellement autosuffisantes en termes matériels que « nous n’avons plus besoin des autres pour quoi que ce soit ». Non seulement nous ne connaissons pas nos voisins, dit-il, mais nous n’avons pas besoin d’eux non plus. Nous menons des vies de plus en plus vides d’intéractions avec ceux qui partagent notre communauté.

Et cet « hyper-individualisme » croissant, ainsi qu’il l’appelle, sous-tend l’économie de nos villes ainsi que nos ambitions personnelles. C’est aussi ce qui sous-tend le sentiment d’(in) satisfaction que nous ressentons envers nos vies, ainsi que notre anxiété croissante et notre tendance à la dépression. Aux Etats-Unis, le nombre d’invidus affirmant être « très heureux » a atteint son apogée dans les années 50 et n’a cessé de décroître depuis. En 1993, moins d’un tiers des Américains se considéraient comme très heureux.

Ce n’est pas surprenant : des études ont montré qu’au-delà de USD10 000 de revenu annuel, le niveau de satisfaction ne fluctue que très peu, et au-delà d’un certain point il se met à diminuer. Nous avons beau vivre dans des villas toujours plus grandes et remplies de merveilles technologiques, et posséder un revenu disponible grandissant, nous n’en sommes pas moins de plus en plus malheureux. Nous travaillons de plus en plus, perdons de plus en plus de temps en trajets, et vivons des vies de plus en plus isolées et compétitives, détachées des gens qui nous entourent.

Il va de soi que les villes doivent abandonner le paradigme qui érige la croissance économique et la prospérité matérielle en source du bien-être des citoyens.

Mais si les richesses matérielles nous rendent malheureux, qu’est-ce qui, au contraire, nous rend heureux ? Certains affirment être davantage satisfaits lorsqu’ils « réduisent leur niveau de vie » – une tendance également connue sous le nom de « simplicité délibérée ». Mais la manière dont notre environnement urbain est construit et structuré, et l’impact de celui-ci sur notre vie sociale, professionnelle et familiale, mérite également d’être examinés.

Un jour, j’ai demandé à une amie vénézuélienne vivant en Espagne pourquoi ses compatriotes affirment être davantage satisfaits de leur vie que les Japonais ou les Français et ce en dépit de leurs problèmes grandissants, et sont à la neuvième place du classement mondial sur la perception du bonheur. Sa réponse a été surprenante : « la liberté ».

« Au Vénézuéla, si tu veux vendre des oranges devant ta maison, tu peux. Tu n’as pas besoin de licence ou de permis, personne ne va t’arrêter. Donc, bien qu’ils n’aient pas beaucoup d’argent et en dépit de l’insécurité, les gens se sentent d’une certaine manière libres ».

Elle m’a raconté comment un jour, une petite ville bloqua une autoroute pour organiser un festival avec feux d’artifice. Les autorités fermèrent les yeux.

On peut être sceptique à l’idée de copier un tel environnement dépourvu de lois. Mais cela montre bien les périls qui attendent les sociétés hyper-régulées et réglées, sociétés où le risque de se sentir impuissant est réel lorsque les gens sont privés de la possibilité de prendre leur propre vie en main (excepté en y mettant fin). C’est exactement ce qui est en train de se passer dans les villes et les sociétés où les entreprises – et non les individus – ont le pouvoir.

En Espagne – un pays où la dépression est moins répandue – je me suis souvent émerveillée de l’exubérance de la vie urbaine. C’est un pays où les drive-in sont une nouveauté, et les gens parlent encore à leur épicier ou au boulanger du quartier.

A Barcelone, j’étais toujours surprise par le nombre de fois que je croisais des connaissances par pur hasard. Dans une ville dense et compacte telle que celle-ci où un grand nombre de citadins circulent à pied ou à vélo, les amis semblent surgir à tous les coins de rue.

Et puis il y a la vie culturelle vibrante de la ville. Les festivals de quartiers sont fréquents tout au long de l’année. Les espaces publics vibrent au son des festivals de jazz et de musiques électroniques, des fanfares vous réveillent à 3h du matin et des marchés animés de toutes sortes envahissent les rues le week-end. Il y a même des feux de joie au milieu de rues très fréquentées (fermées à la circulation bien sûr !) certains jours de congé.

La possibilité de s’engager dans des activités communautaires, d’être libre d’impulser et de participer à des activités culturelles, et d’exprimer son propre héritage culturel, influence clairement la capacité à être heureux dans cette ville portuaire de la Méditerranée.

Pendant ce temps, l’insistance anglo-saxonne sur l’ « hyper-individualisme » et le succès personnel a porté un coup à notre capacité à agir collectivement, et a des conséquences en termes de perception et de conception des villes, particulièrement aux Etats-Unis mais aussi de plus en plus dans les pays en développement.

Detroit, une ville emblématique des villes américaines dominées par la voiture, a connu un effondrement économique et social sans précédent. Désormais, les habitants reprennent les choses en main et redonnent la vie à cette ville en déclin. Des fermes urbaines prolifèrent sur des parcelles auparavant abandonnées, rassemblent les citadins et génèrent une action collective : faire pousser de quoi manger, nourrir une ville, et, plus important encore, créer du lien.

C’est un exemple de ce qu’il faudrait mettre en place dans d’autres villes. L’internet est un autre facteur d’isolement social et peut-être même de déclin urbain. Nous passons plus de temps en ligne, seul, non seulement à communiquer mais aussi à faire notre shopping, au détriment des commerces locaux et de l’intégration sociale.

Cette tendance doit être inversée. Moins de temps devant l’ordinateur (cela vaut aussi pour moi !) et plus de temps à parler aux voisins, à ceux qui cultivent et vendent notre nourriture, à dépendre d’eux comme c’était le cas par le passé.

Pour moi, il est prioritaire d’encourager (et de soutenir) de nouveaux petits commerces, et non des grandes surfaces sans personnalités en périphérie des villes, accessibles en voiture seulement, et caractérisées par des conditions de et une satisfaction au travail très faibles. Moins de régulations et des impôts moins salés pour ces petits commerces (et tout le contraire pour les plus grands – par exemple, Amazon) est un moyen simple d’atteindre cet objectif.

Et nous avons besoin d’un type de design urbain qui facilite les rencontres de hasard, et permet de construire les défenses sociales dont nous avons besoin pour rester heureux. Cela implique de construire des communautés denses et compactes, où il est possible de marcher et de faire du vélo, et la mise en place de projects comme le parc High-Line à New York ou la piétonnisation de rues et de quartiers entiers.

Nous avons besoin de villes où la santé mentale, et par extension, le bonheur, sont des priorités. La clé, pour des villes meilleures ? Etre moins obsédés par les richesses matérielles et ne pas nous comparer à tout prix avec les Dupont (on sait que ca ne sert à rien), tout en mettant davantage l’accent sur le vivre-ensemble et sur l’entraide.


Pierre Herman est un professeur, écrivain et étudiant (MA Villes Durables à King’s College London). Pour explorer ses idées, cliquez ici.

Image sous licence Creative Commons (source). Traduit de l’anglais par Elsa Burzynski


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