Penser au-delà du bus: San Francisco aux prises avec les bus Google

Par le passé, il était difficile pour moi de visiter San Francisco. Natif de la Californie du Sud, je fais partie de ces choses que les résidents de San Francisco ne tolèrent guère, au même titre que les gaz à effet de serre, la Central Freeway et les cafés où il n’y a pas de composteur. Récemment cependant, ils ont été aux prises avec quelque chose qui leur déplaît encore plus que nous autres, insupportables cervelles de moineaux natives de la moitié sud de l’état: les bus Google.

Au cours des dernières années, le géant de la technologie a introduit une nouvelle ligne de bus de luxe pour la foule de jeunes programmeurs branchés qui travaille à son siège de Mountain View tout en habitant à San Francisco. D’autres titans de la Silicon Valley comme Facebook et Apple lui ont emboîté le pas.

Ces bus ne ressemblent en rien aux mornes bus gris gérés par MUNI, l’agence de transport de la ville. Ils sont spacieux, blancs, et pourvus de vitres teintées, de sièges moelleux et du Wi-Fi. Souvent appelés bus Google ou « bus G » pour faire court, ils ont déclenché une traînée de critiques rappelant les dures conditions économiques de la ville. Leurs détracteurs décrient l’espace massif qu’occupent ces bus et le fait qu’ils stationnent souvent pour de longues périodes dans les espaces réservés aux bus publics. Cependant, la critique la plus cinglante est qu’ils représentent, voire même exacerbent, une division croissante entre les riches et les pauvres.

Bien que cette querelle couvait depuis plusieurs mois, elle a éclaté récemment lorsque les citoyens se sont mobilisés pour manifester contre les bus Google. À San Francisco, les manifestants ont bloqué un autobus en brandissant un cercueil sur les côtés duquel on pouvait lire les mots « logement à prix abordable ». Non loin de là, à Oakland, une ville également affectée par le phénomène des bus G, les manifestants sont allés encore plus loin en lançant un pavé au travers de la vitre d’un autobus.

Ce brouhaha distrayant les résidents de la Bay Area de leur habituel dédain pour la Californie du Sud, c’était le moment idéal pour y faire une petite visite. L’une des premières choses que j’ai aperçues en arrivant en ville – au moment même où je sortais d’une gare de train express BART [acronyme de San Francisco Bay Area Rapid Transit District] dans le quartier Mission – a été un gigantesque bus G se dirigeant vers le sud.

Je marchais le long de la rue Valencia en direction du nord lorsque j’ai décidé de m’arrêter dans une librairie qui se trouvait sur mon chemin. Il s’agissait d’une attraction classique de la ville, nichée au sein d’un édifice centenaire pourvu de hauts plafonds et de deux étages d’appartement pseudo-victoriens, et dotée de l’astucieux nom Dog Eared Books. Un mélange d’ouvrages neufs et anciens dormait en vitrine et un vélo de randonnée était suspendu au-dessus de l’entrée.

J’ai demandé nonchalamment à la caissière ce qu’elle pensait des bus Google. Son air jovial s’est rapidement assombri. Elle s’est tu un moment pour ensuite grommeler d’un ton hostile : « Ils ruinent la ville. À cause d’eux, il devient difficile de vivre ici pour nous-autres, gens normaux ». Elle a également admis qu’ils constituent l’un des multiples dangers auxquels les citadins doivent faire face. « La vie à San Francisco a toujours été caractérisée par la débrouille, dit-elle. Ces autobus contrarient bien des gens, mais je ne me laisserai pas affecter. Je me rends au travail à vélo tous les jours ».

Bien que plusieurs partagent ce sentiment, il n’est pas juste de blâmer les bus Google seuls pour la hausse des prix immobiliers. D’autres facteurs entrent en jeu, et ce bien que des recherches, comme cet article écrit par un ancien étudiant en Master de UC Berkeley, suggèrent qu’il existe une corrélation positive entre arrêts de bus Google et coûts de logement élevés. Il est aussi important de ne pas oublier les effets positifs des bus Google: ils réduisent le trafic sur l’autoroute, diminuant ainsi les embouteillages et les émissions de carbone. Peut-être le fait que prendre le bus puisse être considéré comme anti-progressiste est-il un témoignage de l’expertise de la ville en matière de transport en commun.

Plusieurs solutions sont en cours d’élaboration. Les autorités de San Francisco proposent de facturer un dollar pour chaque arrêt de bus public utilisé (l’opposition considère bien entendu que ce n’est pas suffisant). Google a aussi mis en place une nouvelle ligne de ferry desservant son campus. Naturellement, les ferrys Google sont aussi équipés du Wi-Fi.

Mais le principal problème a autant à voir avec le reste de la Bay Area qu’avec San Francisco. San Francisco compte une population d’environ 825 000 habitants, ce qui ne représente que 11,5 % des 7,1 millions d’habitants de la Bay Area. Mais il s’agit de la seule ville (en plus d’Oakland) où suffisamment d’employés de Google et de Facebook s’installent pour justifier l’existence d’une ligne de bus. La comédienne Emily Heller propose un résumé fidèle de la situation dans un article récent du SF Weekly. « Comme de nombreux habitants de la Bay Area, quand je voyage, je dis que je suis de San Francisco. Je dis ceci bien que j’aie grandi dans une charmante vieille maison à Alameda, explique-t-elle. Ce n’est pas juste par commodité. Alameda est assez proche de San Francisco – et assez ennuyeuse – pour être perpétuellement dans l’ombre de cette dernière ». Bref, les gens qui travaillent dans la Bay Area veulent vivre à San Francisco bien plus que dans les autres villes de la région.

Pourquoi donc? D’une certaine façon, San Francisco est victime de son succès. Dans les années 1950, pendant que la plupart des villes américaines se débarrassaient de leur tramway et rasaient des quartiers entiers pour faire place à des autoroutes, San Francisco a réussi à conserver des lignes de tramway stratégiques (maintenant gérées par MUNI) et à mettre un frein à la construction d’autoroutes. Aujourd’hui, la ville est un parfait exemple du type de politiques urbaines applaudies par les urbanistes partout dans le monde. D’autres villes de la Bay Area n’ont pas été aussi chanceuses. Des villes comme Hayward, Freemont et Concord ont été victimes des politiques d’étalement urbain associées avec d’autres régions métropolitaines du pays comme Los Angeles – au grand chagrin des Californiens du Nord.

D’un côté, la préférence très marquée des employés nantis de Google pour San Francisco, au détriment de l’étalement suburbain de la Bay Area, justifie que ce type de politiques urbaines soient copiées partout dans le monde. Mais il s’agit aussi d’un avertissement. Bien que les principes d’accessibilité piétonnière et d’espaces public adéquats contribuent à créer des communautés vibrantes – l’un des facteurs vitaux du succès d’une ville – ces principes ne peuvent s’appliquer qu’à une minorité privilégiée. Or c’est exactement ce qu’il se passe dans cette ville où 11 % de la population vit dans des zones planifiées de manière adéquate, tandis que le reste habite des zones dominées par l’étalement urbain. Les bus G ne sont qu’un symptôme de cette demande massive pour des communautés vibrantes.

À Dog Eared Books, il existe une section dédiée aux livres sur la ville de San Francisco. On y trouve des collections de citations de Mark Twain et Herb Caen, des livres remplis de photos des nombreux films d’Alfred Hitchcock tournés à San Francisco et des publications récentes comme 49 Views of San Francisco par Gary Kamiya. Un livre sort du lot pour moi: Infinite City: a San Francisco Atlas, compilé par une auteure originaire de San Francisco qui a probablement gagné assez de prix pour remplir la librairie, Rebecca Solnit. Ce livre est une réinvention intime et détaillée de plusieurs quartiers de la ville, une célébration de l’existence active de chacun de ses habitants.

Il s’agit d’une œuvre provoquante et passionnée, mais une œuvre qui, malheureusement, ne sera pas répliquée pour d’autres villes, plus banales, de la Bay Area. De plus, quelques éléments liés à l’emplacement privilégié de San Francisco ne peuvent malheureusement pas être reproduits ailleurs: son histoire, ses collines ondoyantes, son paysage époustouflant parsemé de magnifiques ponts ou son fameux brouillard qui dépasse rarement le Bay Bridge. Cependant, une partie du succès de San Francisco provient d’éléments d’urbanisme pouvant être reproduits: des quartiers piétons, un système de transport accessible, une abondance de parcs publics, etc. Introduire ces éléments dans d’autres villes de la Bay Area aiderait à répondre à la demande qui représente la principale raison de l’existence des bus Google.

Transposer les éléments qui ont fait le succès urbain de San Francisco dans les zones reculées de la Bay Area n’est pas une tâche aisée. Cela prendra des décennies de travail, qui seront souvent menacées par un manque d’appui du public dans des villes où la culture politique est radicalement différente de celle de San Francisco. Cependant, la controverse liée aux bus Google indique clairement l’importance d’une bonne planification, non seulement dans une ville unique, mais bien plutôt sur l’ensemble d’un territoire.

C’est probablement trop demander que d’espérer que des villes comme Hayward et Concord éveillent l’intérêt de talents de calibre mondial comme Twain, Hitchcock et Solnit. Mais une planification efficace pourrait un jour permettre d’y établir le genre de culture rendant possibles des communautés urbaines vibrantes – le type de communautés pouvant abriter des endroits comme Dog Eared Books et peut-être même attirer quelques employés de Google qui autrement s’installeraient à San Francisco. D’ici là, les bus G parcourront les rues de la ville et il sera plus facile pour les gens originaires de la Californie du Sud comme moi de venir y faire un tour.


Drew Reed est un producteur média web. Il vit à Buenos Aires et se spécialise dans les transports durables.

Traduit de l’anglais par Jacinthe Garant