Pourquoi “marcher” a parcouru un long chemin dans les villes en Inde
La hiérarchie des besoins de mobilité est un concept similaire à celle invoquée par pyramide des besoins de Maslow, théorie psychologique des besoins fondamentaux pour l’homme. Pour comprendre comment une hiérarchisation des besoins fonctionne d’un point de vue de la mobilité, il faut prendre en compte comment un « usager quotidien rationnel » réagit face à ces deux options : Option 1 : voyager dans une voiture de luxe sur une autoroute à six voies mais dont la moyenne d’attaque à mains armées est de cinq par mois ; ou Option 2 : Emprunter une route légèrement encombrée avec un commissariat de police et une caserne militaire entre A et B. Pour l’usager quotidien rationnel, la sécurité passe avant le confort, même dans le cas des transports en commun. Ainsi, la sécurité se place avant le simple fait de se déplacer dans une hiérarchie des besoins de mobilité.
Si l’on observait la mobilité d’un point de vue « chaîne alimentaire », alors la marche à pied serait à la base. Le mode de mobilité premier, pour atteindre une voiture ou un moyen de transport en commun, ou même pour marcher, est la marche à pied. Peu importe le niveau socioéconomique d’un individu, la marche à pied comme moyen de se déplacer s’applique à tous. Ainsi, marcher est le moyen de transport le plus équitable et égalitaire. En moyenne, entre 20 à 60% des trajets sont faits à pied dans les villes indiennes. Ce nombre est d’autant plus important pour les personnes âgées et les enfants.
Mais, à l’image d’une chaîne alimentaire, celui qui marche est englouti par ceux au-dessus de lui. Les deux-roues et les quatre-roues sont prêts à dévorer le piéton qui marche docilement le long des routes sur des voies qui lui sont dédiées, mais qui ont-elles-mêmes été dévorées par les véhicules garés. On peut aussi voir cette marginalisation de la marche, moyen premier de mobilité, à travers la distribution de l’espace dans les villes en Inde. L’espace est distribué selon la vitesse. Ainsi, les piétons sont relégués sur les côtés, laissant aux véhicules rapides les voies centrales.
Le recours à une approche hiérarchique et de type « chaîne alimentaire » permet d’expliquer pourquoi la marche a parcouru un long chemin en Inde. Ce qui se trouve au pied de la chaine alimentaire, soit le plus important lien de la chaîne, n’a pas reçu ce dont il a le plus besoin, il a été sauvagement piétiné par ceux au-dessus, laissant les piétons incapables de monter dans la hiérarchie des besoins.
Dans les principales villes d’Inde, le taux d’accidents est parmi les plus élevé pour les piétons. D’après le Central Road Research Institute, près de 80% des accidents mortels touchent des piétons, selon une étude basée sur les données des hôpitaux, indiquant qu’entre 22 et 35% des morts sur la route sont des piétons. Malgré cela, l’agenda politique se concentre bien plus sur des projets d’infrastructures dédiés à la mobilité des véhicules. C’est un scénario type où « tout le monde voudrait de la viande mais personne ne voudrait faire de l’élevage » [traduit : It is the scenario where everybody wants to eat meat and nobody wants to do the farming].
En Inde, les routes ne sont pas des voies simples. Pour les piétons, il y a des endroits où ils peuvent s’arrêter, reprendre leur souffle, grignoter un morceau, s’incliner devant un temple devant un arbre ou encore permettre le commerce de nombreux vendeurs de rues. Il y a une véritable économie sur les trottoirs, et les piétons y participent de manière importante. Toutefois, la politique indienne a tendance à être contre la vente ambulante, les autorités les réprimant fortement, rompant la confiance intime entre les vendeurs et les passants. Le peu d’importance accordée aux piétons en Inde de la part des autorités et du tissu social s’exprime de différentes façons :
- Les données qui pourraient permettre de mieux réglementer la situation des piétons ne sont pas collectées. Les données sur le volume de piétons, sur les accidents et les conditions de sécurité, sur les comportements, sur les aménagements disponibles et leurs caractéristiques (largeur des trottoirs, qualité de l’éclairage public, etc), ou données démographiques (âge, sexe) n’existent pas dans la plupart des villes indiennes.
- Les analyses coûts-bénéfices et les évaluations économiques liées aux projets de transport partent du principe que la priorité est de favoriser la circulation et accordent une valeur primordiale aux durées des trajets automobiles. La réduction du temps de trajet pour les piétons est une bien moindre préoccupation.
- La segmentation des piétons est très large. Les besoins des femmes, enfants et personnes âgées n’est pas traitées séparément alors qu’une modélisation complexe est réalisée pour le déplacement des véhicules.
- Les infrastructures ne sont pas adaptées aux piétons, avec un manque de rampes et de trottoirs dans les courbes ce qui créant des inconvénients pour la marche. Les éléments tels que les parasols, les bancs, etc, ne sont pas correctement intégrés dans le design des aménagements piétons.
- Le droit de passage des piétons est considéré comme inférieur à celui des véhicules, montrant bien la mentalité des automobilistes se considérant supérieurs aux piétons.
La loi nationale sur les transports urbains en Inde stipule que les projets doivent miser sur « le déplacements des personnes et non des véhicules ». Toutefois, la politique actuelle adoptée par toutes les villes favorise clairement la construction d’autoroutes surélevées et de voies rapides, négligeant l’intégration des aménagements tels que des passages piétons, des trottoirs plus larges ou des parasols. Pour que les lois et les politiques favorisent des infrastructures adaptées aux piétons, encore faudrait-il que les piétons soient mieux reconnus dans la chaîne alimentaire et gagnent leur place. Cela peut se faire en répondant à chacun de ces enjeux ainsi qu’en développant un réseau de transport centré autour des individus, respectant les piétons et leur permettant de s’élever dans la hiérarchie des moyens de transport.