Réinventer la planification urbaine dans les pays du Sud

Je me suis posé la question suivante : quels aspects de nos discussions sur “penser au-delà des frontières” et sur la réinvention de la planification urbaine, lors de la conférence anniversaire du DPU, m’ont interpellée? Au risque de simplifier des discussions complexes et dynamiques, je souhaite faire six remarques.

1. Réinventer la planification urbaine implique un processus clairement normatif

Il est crucial de se demander quelles valeurs et quelle vision sont en jeu. Sue Parnell, de l’université du Cap, a mis l’accent sur le caractère normatif de nos défis lors de la première session. De même, Aromar Revi, de l’Institut Indien de l’Habitat Humain [Indian Institute of Human Settlements] (IIHS), a mentionné l’importance de l’histoire lors de cette même session : « N’effacez pas notre histoire ! ». Je pense que c’est en effet très important, mais cela crée aussi un vrai dilemme, car l’histoire et la culture, comme nous le savons et ainsi que nous en avons discuté plus en détail aujourd’hui, portent souvent en elles d’énormes inégalités et relations de pouvoir.

Je pense que le « droit à changer la ville » mis en avant par Gautam Bhan de l’IIHS, en prenant en compte l’histoire et la culture – droit à changer la ville afin qu’elle fasse écho au type de société que nous désirons – est central en ce sens. Comment faire cela – comment réinventer la planification urbaine de manière transformative – est l’un des défis majeurs auxquels nous devrons faire face.

Sheela Patel, de SPARC et SDI, nous a rappelé sans ambiguïté (je cite) : « Tous les professionnels doivent considérer que l’informel et la recherche de l’inclusion sont des questions urgentes – ou bien ils perdront en crédibilité auprès de la majorité urbaine ». Cela ne pourrait être plus clair. C’est un appel à une prise de conscience pour les professionnels de la ville. La démocratie est centrale dans tout ceci – c’est une prise de position politique.

2. Réinventer la planification urbaine demande un recadrage fondamental de la manière dont nous comprenons les villes et l’urbanisme

En toute honnêté, il est difficile de ne pas se sentir dépassé par l’étendue des défis que mes collègues ont présenté pendant cette conférence. Ces défis sont énormes, et pourtant nous devons trouver le moyen de les appréhender, de travailler avec eux, et de réajuster la manière dont nous comprenons ces processus et pratiques. Nous avons beaucoup parlé de « rendre l’invisible visible », particulièrement à propos de l’informel. Nous avons mentionné le besoin de répondre à une « économie politique profonde », et aujourd’hui nous avons parlé de l’importance d’intégrer des questions transversales telles l’environnement et les relations sociales dans notre appréhension de cette économie politique.

Bien que nous parlions de planification urbaine et de pratique, la théorie est aussi importante. Nous n’aspirons pas à n’importe quelle théorie – nous aspirons à une théorie orientée vers l’action. Nous avons beaucoup parlé de changements de paradigme au cours de cette conférence. Les frontières à franchir sont énormes. Et pourtant, nous avons bel et bien besoin d’un changement de paradigme pour nous confronter à cet agenda de la transformation, agenda qui a été au cœur de nos discussions.

3. Réinventer la planification urbaine appelle à un processus de négociations, dialogue et plaidoyer

Oui, nous devons parler entre nous, construire une plateforme commune. Professeur Kombe, de l’université d’Ardhi en Tanzanie, a prononcé une phrase qui m’a marquée : « Les solutions ne résident pas dans la planification en tant que telle, mais dans une dialogue entre l’Etat et les Autres ».

Mais cela demande aussi des actions de plaidoyer. Nous devons aller au-delà des discours. Réinventer la planification urbaine requiert des actions de plaidoyer afin de défendre de nouvelles idées, ainsi qu’un réajustement de notre compréhension des défis qui nous attendent. La conférence a montré que collègues et pairs font précisément cela – jouer un rôle clé dans notre domaine, promouvoir de nouvelles idées, faire du lobbying, parler à des personnes influentes, essayer de changer la manière dont les gouvernements pensent l’urbanisation, l’urbanisme et la planification urbaine. Dans ce sens, ce processus négocié requerra non seulement un dialogue mais aussi actions de plaidoyer et leadership.

4. Réinventer la planification urbaine demande que l’on s’implique dans le développement institutionnel et organisationnel

Je pense que Mark Swilling, de l’université de Stellenbosch, a posé une question fondamentale dans ce sens: « Qui va déterminer nos futurs ? ». C’est une question de gouvernance, une question politique. Au cours des derniers jours, nous avons parlé des problèmes liés à la légitimité de nos institutions, et en particulier des institutions étatiques. Somsook Boonyabancha, d’ACHR et CODI, nous a prévenu que le fossé entre les gens et les institutions se creuse. Il me semble que nous sommes dans un moment critique par rapport à la légitimité de l’Etat.

Nous parlons aussi de plus en plus du rôle du secteur privé dans le champ du développement urbain, et dans bien des cas les régles structurant les relations entre Etat et secteur privé semblent s’être effondrées. De plus, Antonio Estache de l’Université Libre de Bruxelles et du DPU (UCL) a montré les limites des partenariats public-privé en tant que stratégie pour faire face aux défis urbains du futur. Hier, nous avons également parlé de l’aide internationale et de ses limites en termes de développement urbain, lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’un partenariat avec le gouvernement local et les communautés.

Enfin, se pose la question des régulations. Ainsi que l’ont noté nos collègues qui travaillent en Afrique, nous devons faire face à des cadres obsolètes et inadéquats en matière de planification urbaine. Mais il ne s’agit pas de mettre en œuvre davantage de régulations, mais bien plutôt de mettre en œuvre des « régulations protégeant les droits, l’égalité et la justice ». C’est ce que nous souhaitons : non pas davantage de régulations, mais davantage de qualité.

5. Des processus innovants et participatifs en matière de développement et mise en œuvre de stratégies peuvent contribuer à réinventer vision et processus urbains

Lorsque l’on parle de planification urbaine, il faut aussi parler de pratique, d’action. Comment appréhender le fossé entre pensée radicale et action collective ? Nous devons mettre l’accent sur le caractère redistributif de la planification. Certains ont parlé de processus de captation de valeur, qui sont très importants. Il existe des exemples très intéressants dans plusieurs coins du monde dont nous pouvons apprendre. Mais il est clair que ces stratégies sont spécifiques à des temporalités et lieux donnés.

Je pense que qu’il existe plusieurs opportunités auxquelles nous pouvons participer sur la scène internationale, et qui nous permettront de mettre l’accent sur l’urbain – par exemple, les discussions sur les objectifs de développement durable post 2015, dont je pense qu’il pourrait bien sortir quelque chose d’intéressant. J’espère aussi que nous parviendrons à faire d’Habitat III un succès. Ces opportunités sont limitées en nombre et espacées dans le temps. Nous devons donc en tirer parti au maximum afin de défendre les agendas qui nous sont chers et dont nous connaissons l’importance. Enfin, peu importe ce que l’on dise sur les stratégies, nous sommes tous tombés d’accord sur une chose : la politique est toujours cruciale.

6. Réinventer la planification urbaine demande un processus d’apprentissage continu

Je suppose que l’un des défis les plus importants auxquels nous faisons face est l’exhortation à « désapprendre ». Nous devons nous frotter à l’importance de « désapprendre » car nous avons absorbé tant de choses soi-disant professionnelles qui ne nous servent à rien, et qui nous guident dans des directions stériles pour la réinvention de la planification.

Pendant cette conférence, et plus particulièrement au cours de la dernière session, nous avons parlé de ce que nous avons appris, nous avons parlé de ce que nous sommes en train d’apprendre, nous avons parlé de comment nous l’apprenons. J’ai été frappée par les défis que Sheela Patel (SPARC, SDI) a mentionnés, prenant l’exemple de Mumbai et de Nairobi où il y a eu de longs processus de négociations par rapport au recasement des habitants des bidonvilles face aux projets d’amélioration des voies ferrées. Kenya a appris de l’expérience indienne, et pourtant, ailleurs dans le monde, d’autres projets similaires sont en cours comme si aucun apprentissage n’avait eu lieu, comme s’il s’agissait de la première fois. Il est clairement important d’améliorer notre capacité à apprendre de nos diverses expériences.

En guise de conclusion

Au cours des 60 dernières années, le monde a bien évidemment changé, il est devenu beaucoup plus complexe et rapide, mais il existe des points communs qui traversent l’histoire. Cette conférence a confirmé le fait que nous formons une communauté de pratique. Nous savons cela car nous partageons clairement un ensemble de valeurs communes par rapport à notre appréhension de la planification urbaine et des villes, et par rapport à la manière dont nous formons la prochaine génération de professionnels de l’urbain. Et j’espère que nous construirons ensemble cette communauté de pratique au cours des prochaines décennies, autour d’un agenda passionnant encourageant à penser au-delà des frontières et à réinventer la planification urbaine.


Caren Levy est maître de conférences et co-directrice du Master Planification du Développement Urbain [Urban Development Planning] au DPU (The Bartlett, University College London).

Traduit de l’anglais par Elsa Burzynski

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